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Mais elle ne dut pas gagner M. de Norpois, car ce fut sans me dire une parole qu’il me le rendit.

Ma mère, pleine de respect pour les occupations de mon père, vint demander, timidement, si elle pouvait faire servir. Elle avait peur d’interrompre une conversation où elle n’aurait pas eu à être mêlée. Et, en effet, à tout moment mon père rappelait au marquis quelque mesure utile qu’ils avaient décidé de soutenir à la prochaine séance de Commission, et il le faisait sur le ton particulier qu’ont ensemble dans un milieu différent — pareils en cela à deux collégiens — deux collègues à qui leurs habitudes professionnelles créent des souvenirs communs où n’ont pas accès les autres et auxquels ils s’excusent de se reporter devant eux.

Mais la parfaite indépendance des muscles du visage à laquelle M. de Norpois était arrivé lui permettait d’écouter sans avoir l’air d’entendre. Mon père finissait par se troubler : « J’avais pensé à demander l’avis de la Commission… », disait-il à M. de Norpois après de longs préambules. Alors du visage de l’aristocratique virtuose qui avait gardé l’inertie d’un instrumentiste dont le moment n’est pas venu d’exécuter sa partie sortait avec un débit égal, sur un ton aigu et comme ne faisant que finir, mais confiée cette fois à un autre timbre, la phrase commencée : « Que, bien entendu, vous n’hésiterez pas à réunir, d’autant plus que les membres vous sont individuellement connus et peuvent facilement se déplacer. » Ce n’était pas évidemment en elle-même une terminaison bien extraordinaire. Mais l’immobilité qui l’avait précédée la faisait se détacher avec la netteté cristalline, l’imprévu quasi malicieux de ces phrases par lesquelles le piano, silencieux jusque-là, réplique, au moment voulu, au violoncelle qu’on vient d’entendre, dans un concerto de Mozart.

— Hé bien, as-tu été content de ta matinée ? me dit mon père tandis qu’on passait à table, pour me faire briller en pensant que mon enthousiasme me