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ques années, respirait une satisfaction que M. de Norpois porta à son comble quand, après un instant d’hésitation pendant lequel il sembla calculer les conséquences de son acte, il me dit, en me tendant sa carte : « Allez donc le voir de ma part, il pourra vous donner d’utiles conseils », me causant par ces mots une agitation aussi pénible que s’il m’avait annoncé qu’on m’embarquait le lendemain comme mousse à bord d’un voilier.

Ma tante Léonie m’avait fait héritier, en même temps que de beaucoup d’objets et de meubles fort embarrassants, de presque toute sa fortune liquide — révélant ainsi après sa mort une affection pour moi que je n’avais guère soupçonnée pendant sa vie. Mon père, qui devait gérer cette fortune jusqu’à ma majorité, consulta M. de Norpois sur un certain nombre de placements. Il conseilla des titres à faible rendement qu’il jugeait particulièrement solides, notamment les Consolidés Anglais et le 4% Russe. « Avec ces valeurs de tout premier ordre, dit M. de Norpois, si le revenu n’est pas très élevé, vous êtes du moins assuré de ne jamais voir fléchir le capital. » Pour le reste, mon père lui dit en gros ce qu’il avait acheté. M. de Norpois eut un imperceptible sourire de félicitations : comme tous les capitalistes, il estimait la fortune une chose enviable, mais trouvait plus délicat de ne complimenter que par un signe d’intelligence à peine avoué, au sujet de celle qu’on possédait ; d’autre part, comme il était lui-même colossalement riche, il trouvait de bon goût d’avoir l’air de juger considérables les revenus moindres d’autrui, avec pourtant un retour joyeux et confortable sur la supériorité des siens. En revanche il n’hésita pas à féliciter mon père de la « composition » de son portefeuille « d’un goût très sûr, très délicat, très fin ». On aurait dit qu’il attribuait aux relations des valeurs de bourse entre elles, et même aux valeurs de bourse en elles-