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leur défense. Mais alors cette sorte d’obligation d’avoir du plaisir me semblait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guéri assez vite pour pouvoir aller aux Champs-Élysées, les vacances finies, aussitôt qu’y retournerait Gilberte ? À toutes ces raisons, je confrontais, pour décider ce qui devait l’emporter, l’idée, invisible derrière son voile, de la perfection de la Berma. Je mettais dans un des plateaux de la balance, « sentir maman triste, risquer de ne pas pouvoir aller aux Champs-Élysées », dans l’autre, « pâleur janséniste, mythe solaire » ; mais ces mots eux-mêmes finissaient par s’obscurcir devant mon esprit, ne me disaient plus rien, perdaient tout poids ; peu à peu mes hésitations devenaient si douloureuses que si j’avais maintenant opté pour le théâtre, ce n’eût plus été que pour les faire cesser et en être délivré une fois pour toutes. C’eût été pour abréger ma souffrance, et non plus dans l’espoir d’un bénéfice intellectuel et en cédant à l’attrait de la perfection que je me serais laissé conduire non vers la Sage Déesse, mais vers l’implacable Divinité sans visage et sans nom qui lui avait été subrepticement substituée sous son voile. Mais brusquement tout fut changé, mon désir d’aller entendre la Berma reçut un coup de fouet nouveau qui me permit d’attendre dans l’impatience et dans la joie cette « matinée » : étant allé faire devant la colonne des théâtres ma station quotidienne, depuis peu si cruelle, de stylite, j’avais vu, toute humide encore, l’affiche détaillée de Phèdre qu’on venait de coller pour la première fois (et où, à vrai dire, le reste de la distribution ne m’apportait aucun attrait nouveau qui pût me décider). Mais elle donnait à l’un des buts entre lesquels oscillait mon indécision une forme plus concrète et — comme l’affiche était datée non du jour où je la lisais mais de celui où la représentation aurait lieu, et de l’heure même du lever du rideau — presque imminente, déjà en voie de réalisation, si bien que je sautai