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A L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS


La dernière fois que je vins voir Gilberte, il pleuvait ; elle était invitée à une leçon de danse chez des gens qu’elle connaissait trop peu pour pouvoir m’emmener avec elle. J’avais pris à cause de l’humidité plus de caféine que d’habitude. Peut-être à cause du mauvais temps, peut-être ayant quelque prévention contre la maison où cette matinée devait avoir lieu, Mme  Swann, au moment où sa fille allait partir, la rappela avec une extrême vivacité : « Gilberte ! » et me désigna pour signifier que j’étais venu pour la voir, qu’elle devait rester avec moi. Ce « Gilberte » avait été prononcé, crié plutôt, dans une bonne intention pour moi, mais au haussement d’épaules que fit Gilberte en ôtant ses affaires, je compris que sa mère avait involontairement accéléré l’évolution, peut-être jusque-là possible encore à arrêter, qui détachait peu à peu de moi mon amie. « On n’est pas obligé d’aller danser tous les jours », dit Odette à sa fille, avec une sagesse sans doute apprise autrefois de Swann. Puis redevenant Odette, elle se mit à parler anglais à sa fille. Aussitôt ce fut comme si un mur m’avait caché une partie de la vie de Gilberte, comme si un génie malfaisant avait emmené loin de moi mon amie. Dans une langue que nous savons, nous avons substitué à l’opacité des sons la transparence des idées. Mais une langue que nous ne savons pas est un palais clos dans lequel celle que nous aimons peut nous tromper, sans que, restés au dehors et désespérément crispés dans notre impuissance, nous parvenions à rien voir, à rien empêcher. Telle cette conversation en anglais dont je n’eusse que souri un mois auparavant et au milieu de laquelle quelques noms propres français ne laissaient pas d’accroître et d’orienter mes inquiétudes, avait, tenue à deux pas de moi par deux personnes immobiles, la même cruauté, me faisait aussi délaissé et seul qu’un enlèvement. Enfin Mme  Swann nous quitta. Ce jour-là, peut-être par rancune contre

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A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU — III