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souvent en ville avec un médecin. La personne du reste qui était le plus complètement dupe de l’illusion qui m’abusait ainsi que mes parents, c’était Mme  Swann. Quand je lui disais que je ne pouvais pas venir, qu’il fallait que je restasse à travailler, elle avait l’air de trouver que je faisais bien des embarras, qu’il y avait un peu de sottise et de prétention dans mes paroles :

— Mais Bergotte vient bien, lui ? Est-ce que vous trouvez que ce qu’il écrit n’est pas bien ? Cela sera même mieux bientôt, ajoutait-elle, car il est plus aigu, plus concentré dans le journal que dans le livre où il délaie un peu. J’ai obtenu qu’il fasse désormais le « leader article » dans le Figaro. Ce sera tout à fait « the right man in the right place ».

Et elle ajoutait :

— Venez, il vous dira mieux que personne ce qu’il faut faire.

Et c’était comme on invite un engagé volontaire avec son colonel, c’était dans l’intérêt de ma carrière, et comme si les chefs-d’œuvre se faisaient par « relations », qu’elle me disait de ne pas manquer de venir le lendemain dîner chez elle avec Bergotte.

Ainsi pas plus du côté des Swann que du côté de mes parents, c’est-à-dire de ceux qui, à des moments différents, avaient semblé devoir y mettre obstacle, aucune opposition n’était plus faite à cette douce vie où je pouvais voir Gilberte comme je voulais, avec ravissement, sinon avec calme. Il ne peut pas y en avoir dans l’amour, puisque ce qu’on a obtenu n’est jamais qu’un nouveau point de départ pour désirer davantage. Tant que je n’avais pu aller chez elle, les yeux fixés vers cet inaccessible bonheur, je ne pouvais même pas imaginer les causes nouvelles de trouble qui m’y attendaient. Une fois la résistance de ses parents brisée, et le problème enfin résolu, il recommença à se poser, chaque fois dans d’autres termes.