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obtenue là, à côté d’elle, comme un lilas blanc près d’un lilas violet. Il ne faudrait pourtant pas se représenter la ligne de démarcation entre les deux ressemblances comme absolument nette. Par moments, quand Gilberte riait, on distinguait l’ovale de la joue de son père dans la figure de sa mère comme si on les avait mis ensemble pour voir ce que donnerait le mélange ; cet ovale se précisait comme un embryon se forme, il s’allongeait obliquement, se gonflait, au bout d’un instant il avait disparu. Dans les yeux de Gilberte il y avait le bon regard franc de son père ; c’est celui qu’elle avait eu quand elle m’avait donné la bille d’agate et m’avait dit : « Gardez-la en souvenir de notre amitié. » Mais, posait-on à Gilberte une question sur ce qu’elle avait fait, alors on voyait dans ces mêmes yeux l’embarras, l’incertitude, la dissimulation, la tristesse qu’avait autrefois Odette quand Swann lui demandait où elle était allée, et qu’elle lui faisait une de ces réponses mensongères qui désespéraient l’amant et maintenant lui faisaient brusquement changer la conversation en mari incurieux et prudent. Souvent, aux Champs-Élysées, j’étais inquiet en voyant ce regard chez Gilberte. Mais, la plupart du temps, c’était à tort. Car chez elle, survivance toute physique de sa mère, ce regard — celui-là du moins — ne correspondait plus à rien. C’est quand elle était allée à son cours, quand elle devait rentrer pour une leçon que les pupilles de Gilberte exécutaient ce mouvement qui jadis en les yeux d’Odette était causé par la peur de révéler qu’elle avait reçu dans la journée un de ses amants ou qu’elle était pressée de se rendre à un rendez-vous. Telles on voyait ces deux natures de M. et de Mme  Swann onduler, refluer, empiéter tour à tour l’une sur l’autre, dans le corps de cette Mélusine.

Sans doute on sait bien qu’un enfant tient de son père et de sa mère. Encore la distribution des qualités