Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/169

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais enfin il y a entre ce que fut l’élégance du salon de Mme Swann et tout un côté de l’œuvre de Bergotte des rapports tels que chacun des deux peut être alternativement, pour les vieillards d’aujourd’hui, un commentaire de l’autre.

Je me laissais aller à raconter mes impressions. Souvent Bergotte ne les trouvait pas justes, mais il me laissait parler. Je lui dis que j’avais aimé cet éclairage vert qu’il y a au moment où Phèdre lève le bras. « Ah ! vous feriez très plaisir au décorateur qui est un grand artiste, je le lui raconterai parce qu’il est très fier de cette lumière-là. Moi je dois dire que je ne l’aime pas beaucoup, ça baigne tout dans une espèce de machine glauque, la petite Phèdre là dedans fait trop branche de corail au fond d’un aquarium. Vous direz que ça fait ressortir le côté cosmique du drame. Ça c’est vrai. Tout de même ce serait mieux pour une pièce qui se passerait chez Neptune. Je sais bien qu’il y a là de la vengeance de Neptune. Mon Dieu, je ne demande pas qu’on ne pense qu’à Port-Royal, mais enfin, tout de même, ce que Racine a raconté ce ne sont pas les amours des oursins. Mais enfin c’est ce que mon ami a voulu et c’est très fort tout de même et, au fond, c’est assez joli. Oui, enfin vous avez aimé ça, vous avez compris, n’est-ce pas, au fond nous pensons de même là-dessus, c’est un peu insensé ce qu’il a fait, n’est-ce pas, mais enfin c’est très intelligent. » Et quand l’avis de Bergotte était ainsi contraire au mien, il ne me réduisait nullement au silence, à l’impossibilité de rien répondre, comme eût fait celui de M. de Norpois. Cela ne prouve pas que les opinions de Bergotte fussent moins valables que celles de l’Ambassadeur, au contraire. Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s’insère, se greffe en l’esprit de celui qu’elle réfute, au milieu d’idées adjacentes, à l’aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète,