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conscience, et commandent beaucoup plus les issues de notre mémoire que celles de notre imagination, ils rétroagissent davantage sur notre passé que nous ne sommes plus maîtres de voir sans tenir compte d’eux, que sur la forme, restée libre, de notre avenir. J’avais pu croire pendant des années qu’aller chez Mme  Swann était une vague chimère que je n’atteindrais jamais ; après avoir passé un quart d’heure chez elle, c’est le temps où je ne la connaissais pas qui était devenu chimérique et vague comme un possible que la réalisation d’un autre possible a anéanti. Comment aurais-je encore pu rêver de la salle à manger comme d’un lieu inconcevable, quand je ne pouvais pas faire un mouvement dans mon esprit sans y rencontrer les rayons infrangibles qu’émettait à l’infini derrière lui, jusque dans mon passé le plus ancien, le homard à l’américaine que je venais de manger ? Et Swann avait dû voir, pour ce qui le concernait lui-même, se produire quelque chose d’analogue : car cet appartement où il me recevait pouvait être considéré comme le lieu où étaient venus se confondre, et coïncider, non pas seulement l’appartement idéal que mon imagination avait engendré, mais un autre encore, celui que l’amour jaloux de Swann, aussi inventif que mes rêves, lui avait si souvent décrit, cet appartement commun à Odette et à lui qui lui était apparu si inaccessible, tel soir où Odette l’avait ramené avec Forcheville prendre de l’orangeade chez elle ; et ce qui était venu s’absorber, pour lui, dans le plan de la salle à manger où nous déjeunions, c’était ce paradis inespéré où jadis il ne pouvait sans trouble imaginer qu’il aurait dit à leur maître d’hôtel ces mêmes mots : « Madame est-elle prête ? » que je lui entendais prononcer maintenant avec une légère impatience mêlée de quelque satisfaction d’amour-propre. Pas plus que ne le pouvait sans doute Swann, je n’arrivais à connaître mon bonheur, et quand Gilberte elle-même s’écriait : « Qu’est-ce qui