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j’en ai mal à la tête. Et il y a encore beaucoup de monde près d’elle ? — Non, deux visites seulement. — Sais-tu qui ? — Mme Cottard et Mme Bontemps. — Ah ! la femme du chef de cabinet du ministre des Travaux publics. — J’sais que son mari est employé dans un ministère, mais j’sais pas au juste comme quoi, disait Gilberte en faisant l’enfant.

— Comment, petite sotte, tu parles comme si tu avais deux ans. Qu’est-ce que tu dis : employé dans un ministère ? Il est tout simplement chef de cabinet, chef de toute la boutique, et encore, où ai-je la tête, ma parole, je suis aussi distrait que toi, il n’est pas chef de cabinet, il est directeur du cabinet.

— J’sais pas, moi ; alors c’est beaucoup d’être le directeur du cabinet ? répondait Gilberte qui ne perdait jamais une occasion de manifester de l’indifférence pour tout ce qui donnait de la vanité à ses parents (elle pouvait d’ailleurs penser qu’elle ne faisait qu’ajouter à une relation aussi éclatante, en n’ayant pas l’air d’y attacher trop d’importance).

— Comment, si c’est beaucoup ! s’écriait Swann qui préférait à cette modestie qui eût pu me laisser dans le doute un langage plus explicite. Mais c’est simplement le premier après le ministre ! C’est même plus que le ministre, car c’est lui qui fait tout. Il paraît du reste que c’est une capacité, un homme de premier ordre, un individu tout à fait distingué. Il est officier de la Légion d’honneur. C’est un homme délicieux, même fort joli garçon.

Sa femme d’ailleurs l’avait épousé envers et contre tous parce que c’était un « être de charme ». Il avait, ce qui peut suffire à constituer un ensemble rare et délicat, une barbe blonde et soyeuse, de jolis traits, une voix nasale, l’haleine forte et un œil de verre.

— Je vous dirai, ajoutait-il en s’adressant à moi, que je m’amuse beaucoup de voir ces gens-là dans le gouvernement actuel, parce que ce sont les Bontemps,