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fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. « Voyons, ce n’est pas sa faute, dit Mme Verdurin. — Ce n’est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler. — J’étais à la Chercheuse d’esprit de Favart. — Quoi ? c’est la Chercheuse d’esprit que vous appelez la Chercheuse ? Ah ! c’est magnifique, j’aurais pu chercher cent ans sans trouver », s’écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu’un n’était pas lettré, artiste, « n’en était pas », s’il l’avait entendu dire le titre complet de certaines œuvres. Par exemple il fallait dire le Malade, le Bourgeois ; et ceux qui auraient ajouté « imaginaire » ou « gentilhomme » eussent témoigné qu’ils n’étaient pas de la « boutique », de même que, dans un salon, quelqu’un prouve qu’il n’est pas du monde en disant : M. de Montesquiou-Fezensac pour M. de Montesquiou. « Mais ce n’est pas si extraordinaire », dit Saniette essoufflé par l’émotion mais souriant, quoiqu’il n’en eût pas envie. Mme Verdurin éclata : « Oh ! si, s’écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne au monde n’aurait pu deviner qu’il s’agissait de la Chercheuse d’esprit. » M. Verdurin reprit d’une voix douce et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit. » Prononcée sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence