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regretter un de nos propos. Je répondis à Mme de Cambremer, ce qui du reste était vrai, que je n’en savais rien, et que d’ailleurs la fiancée me paraissait encore bien jeune. « C’est peut-être pour cela que ce n’est pas encore officiel ; en tout cas on le dit beaucoup. — J’aime mieux vous prévenir, dit sèchement Mme Verdurin à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci m’avait parlé de Morel, et, quand elle avait baissé la voix pour me parler des fiançailles de Saint-Loup, ayant cru qu’elle m’en parlait encore. Ce n’est pas de la musiquette qu’on fait ici. En art, vous savez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants comme je les appelle, c’est effrayant ce qu’ils sont avancés, ajouta-t-elle avec un air d’orgueilleuse terreur. Je leur dis quelquefois : « Mes petites bonnes gens, vous marchez plus vite que votre patronne à qui les audaces ne passent pas pourtant pour avoir jamais fait peur. » Tous les ans ça va un peu plus loin ; je vois bientôt le jour où ils ne marcheront plus pour Wagner et pour d’Indy. — Mais c’est très bien d’être avancé, on ne l’est jamais assez », dit Mme de Cambremer, tout en inspectant chaque coin de la salle à manger, en cherchant à reconnaître les choses qu’avait laissées sa belle-mère, celles qu’avait apportées Mme Verdurin, et à prendre celle-ci en flagrant délit de faute de goût. Cependant, elle cherchait à me parler du sujet qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant qu’il protégeât un violoniste. « Il a l’air intelligent. — Même d’une verve extrême pour un homme déjà un peu âgé, dis-je. — Âgé ? Mais il n’a pas l’air âgé, regardez, le cheveu est resté jeune. » (Car depuis trois ou quatre ans le mot « cheveu » avait été employé au singulier par un de ces inconnus qui sont les lanceurs des modes littéraires, et toutes les personnes ayant la longueur de rayon de Mme de Cambremer disaient « le cheveu », non sans un sourire affecté. À l’heure actuelle on dit encore « le