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piquée que M. de Cambremer prétendît reconnaître si bien la Raspelière. « Vous devez pourtant trouver quelques changements, répondit-elle. Il y a d’abord de grands diables de bronze de Barbedienne et de petits coquins de sièges en peluche que je me suis empressée d’expédier au grenier, qui est encore trop bon pour eux. » Après cette acerbe riposte adressée à M. de Cambremer, elle lui offrit le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas passer avant M. de Charlus. » Mais, pensant que celui-ci était un vieil ami de la maison du moment qu’il n’avait pas la place d’honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à Mme Verdurin combien il était fier d’être admis dans le cénacle (c’est ainsi qu’il appela le petit noyau, non sans rire un peu de la satisfaction de connaître ce terme). Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards engageants, accrus par leur sourire, n’étaient plus contenus par le verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’est une loi générale, et dont l’empire est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse insupportable. À cet être, à telle femme dont nous ne dirons pas qu’elle nous aime mais qu’elle nous cramponne, nous préférons la société de n’importe