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les fleurs de la Raspelière, les chemins le long de la mer, les vieilles maisons, les églises inconnues, jouaient dans la vie de M. Verdurin était si grand, que ceux qui ne le voyaient qu’à Paris et qui, eux, remplaçaient la vie au bord de la mer et à la campagne par des luxes citadins, pouvaient à peine comprendre l’idée que lui-même se faisait de sa propre vie, et l’importance que ses joies lui donnaient à ses propres yeux. Cette importance était encore accrue du fait que les Verdurin étaient persuadés que la Raspelière, qu’ils comptaient acheter, était une propriété unique au monde. Cette supériorité que leur amour-propre leur faisait attribuer à la Raspelière justifia à leurs yeux mon enthousiasme qui, sans cela, les eût agacés un peu, à cause des déceptions qu’il comportait (comme celles que l’audition de la Berma m’avait jadis causées) et dont je leur faisais l’aveu sincère.

« J’entends la voiture qui revient », murmura tout à coup la Patronne. Disons en un mot que Mme Verdurin, en dehors même des changements inévitables de l’âge, ne ressemblait plus à ce qu’elle était au temps où Swann et Odette écoutaient chez elle la petite phrase. Même quand on la jouait, elle n’était plus obligée à l’air exténué d’admiration qu’elle prenait autrefois, car celui-ci était devenu sa figure. Sous l’action des innombrables névralgies que la musique de Bach, de Wagner, de Vinteuil, de Debussy lui avait occasionnées, le front de Mme Verdurin avait pris des proportions énormes, comme les membres qu’un rhumatisme finit par déformer. Ses tempes, pareilles à deux belles sphères brûlantes, endolories et laiteuses, où roule immortellement l’Harmonie, rejetaient, de chaque côté, des mèches argentées, et proclamaient, pour le compte de la Patronne, sans que celle-ci eût besoin de parler : « Je sais ce qui m’attend ce soir. » Ses traits ne