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mari rentraient tous les jours longtemps avant l’heure de ces couchers de soleil qui passaient pour si beaux, vus de cette falaise, plus encore de la terrasse de la Raspelière, et pour lesquels j’aurais fait des lieues. « Oui, c’est incomparable, dit légèrement Mme Verdurin en jetant un coup d’œil sur les immenses croisées qui faisaient porte vitrée. Nous avons beau voir cela tout le temps, nous ne nous en lassons pas », et elle ramena ses regards vers ses cartes. Or, mon enthousiasme même me rendait exigeant. Je me plaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu’Elstir m’avait dit adorables à ce moment où ils réfractaient tant de couleurs. « Ah ! vous ne pouvez pas les voir d’ici, il faudrait aller au bout du parc, à la « Vue de la baie ». Du banc qui est là-bas vous embrassez tout le panorama. Mais vous ne pouvez pas y aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous y conduire, si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. — Mais non, voyons, tu n’as pas assez des douleurs que tu as prises l’autre jour, tu veux en prendre de nouvelles. Il reviendra, il verra la vue de la baie une autre fois. » Je n’insistai pas, et je compris qu’il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger, comme une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais, justifiant le prix élevé auquel ils louaient la Raspelière toute meublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux ; leur grande affaire ici était de vivre agréablement, de se promener, de bien manger, de causer, de recevoir d’agréables amis à qui ils faisaient faire d’amusantes parties de billard, de bons repas, de joyeux goûters. Je vis cependant plus tard avec quelle intelligence ils avaient appris à connaître ce pays, faisant faire à leurs hôtes des promenades aussi « inédites » que la musique qu’ils leur faisaient écouter. Le rôle que