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n’avaient pas enlevé sa délicate, minutieuse et douce précision. Je me disais que ma grand’mère aurait eu pour lui cette admiration que lui inspiraient toutes les manifestations de la nature ou de l’art dans la simplicité desquelles on lit la grandeur. Mon exaltation était à son comble et soulevait tout ce qui m’entourait. J’étais attendri que les Verdurin nous eussent envoyé chercher à la gare. Je le dis à la princesse, qui parut trouver que j’exagérais beaucoup une si simple politesse. Je sais qu’elle avoua plus tard à Cottard qu’elle me trouvait bien enthousiaste ; il lui répondit que j’étais trop émotif et que j’aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot. Je faisais remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petite maison croulant sous ses roses, je lui faisais tout admirer, j’aurais voulu la serrer elle-même contre mon cœur. Elle me dit qu’elle voyait que j’étais doué pour la peinture, que je devrais dessiner, qu’elle était surprise qu’on ne me l’eût pas encore dit. Et elle confessa qu’en effet ce pays était pittoresque. Nous traversâmes, perché sur la hauteur, le petit village d’Englesqueville (Engleberti Villa), nous dit Brichot. « Mais êtes-vous bien sûr que le dîner de ce soir a lieu, malgré la mort de Dechambre, princesse ? ajouta-t-il sans réfléchir que la venue à la gare des voitures dans lesquelles nous étions était déjà une réponse. — Oui, dit la princesse, M. Veldurin a tenu à ce qu’il ne soit pas remis, justement pour empêcher sa femme de « penser ». Et puis, après tant d’années qu’elle n’a jamais manqué de recevoir un mercredi, ce changement dans ses habitudes aurait pu l’impressionner. Elle est très nerveuse ces temps-ci. M. Verdurin était particulièrement heureux que vous veniez dîner ce soir parce qu’il savait que ce serait une grande distraction pour Mme Verdurin, dit la princesse, oubliant sa feinte de ne pas avoir entendu