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qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante. J’aurais voulu embrasser la princesse. Je lui dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Elle fit profession d’aimer aussi ce pays plus que tout autre. Mais je sentais bien que, pour elle comme pour les Verdurin, la grande affaire était non de le contempler en touristes, mais d’y faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leur préoccupation.

De l’octroi, la voiture s’étant arrêtée pour un instant à une telle hauteur au-dessus de la mer que, comme d’un sommet, la vue du gouffre bleuâtre donnait presque le vertige, j’ouvris le carreau ; le bruit distinctement perçu de chaque flot qui se brisait avait, dans sa douceur et dans sa netteté, quelque chose de sublime. N’était-il pas comme un indice de mensuration qui, renversant nos impressions habituelles, nous montre que les distances verticales peuvent être assimilées aux distances horizontales, au contraire de la représentation que notre esprit s’en fait d’habitude ; et que, rapprochant ainsi de nous le ciel, elles ne sont pas grandes ; qu’elles sont même moins grandes pour un bruit qui les franchit, comme faisait celui de ces petits flots, car le milieu qu’il a à traverser est plus pur ? Et, en effet, si on reculait seulement de deux mètres en arrière de l’octroi, on ne distinguait plus ce bruit de vagues auquel deux cents mètres de falaise