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apercevoir, je ne peux pas retrouver mon ticket, j’ai dû le perdre. » Mais l’employé, ôtant sa casquette, assura que cela ne faisait rien et sourit respectueusement. La princesse (donnant des explications au cocher, comme eût fait une espèce de dame d’honneur de Mme Verdurin, laquelle, à cause des Cambremer, n’avait pu venir à la gare, ce qu’elle faisait du reste rarement) me prit, ainsi que Brichot, avec elle dans une des voitures. Dans l’autre montèrent le docteur, Saniette et Ski.

Le cocher, bien que tout jeune, était le premier cocher des Verdurin, le seul qui fût vraiment cocher en titre ; il leur faisait faire, dans le jour, toutes leurs promenades car il connaissait tous les chemins, et le soir allait chercher et reconduire ensuite les fidèles. Il était accompagné d’extras (qu’il choisissait) en cas de nécessité. C’était un excellent garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où le regard, trop fixe, signifie qu’on se fait pour un rien de la bile, même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux car il avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte d’homme, chez les Verdurin. Nous traversâmes d’abord Doville. Des mamelons herbus y descendaient jusqu’à la mer en amples pâtés auxquels la saturation de l’humidité et du sel donnent une épaisseur, un moelleux, une vivacité de tons extrêmes. Les îlots et les découpures de Rivebelle, beaucoup plus rapprochés ici qu’à Balbec, donnaient à cette partie de la mer l’aspect nouveau pour moi d’un plan en relief. Nous passâmes devant de petits chalets loués presque tous par des peintres ; nous prîmes un sentier où des vaches en liberté, aussi effrayées que nos chevaux, nous barrèrent dix minutes le passage, et nous nous engageâmes dans la route de la corniche. « Mais, par les dieux immortels, demanda tout à coup Brichot, revenons à ce pauvre Dechambre ; croyez--