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même Renneville. » Il venait de voir que le train s’arrêtait à Saint-Mars-le-Vieux, où presque tous les voyageurs descendaient. « Ils n’ont pas dû pourtant brûler l’arrêt. Nous n’aurons pas fait attention en parlant des Cambremer. — Écoutez-moi, Ski, attendez, je vais vous dire « une bonne chose », dit Cottard qui avait pris en affection cette expression usitée dans certains milieux médicaux. La princesse doit être dans le train, elle ne nous aura pas vus et sera montée dans un autre compartiment. Allons à sa recherche. Pourvu que tout cela n’aille pas amener de grabuge ! » Et il nous emmena tous à la recherche de la princesse Sherbatoff. Il la trouva dans le coin d’un wagon vide, en train de lire la Revue des Deux-Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. Je la reconnus aussitôt ; cette femme, qui pouvait avoir perdu sa situation mais n’en était pas moins d’une grande naissance, qui en tout cas était la perle d’un salon comme celui des Verdurin, c’était la dame que, dans le même train, j’avais cru, l’avant-veille, pouvoir être une tenancière de maison publique. Sa personnalité sociale, si incertaine, me devint claire aussitôt quand je sus son nom, comme quand, après avoir peiné sur une devinette, on apprend enfin le mot qui rend clair tout ce qui était resté obscur et qui, pour les personnes, est le nom. Apprendre le surlendemain quelle était la personne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de l’énigme proposée dans la précédente livraison. Les grands restaurants, les casinos, les