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ment mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venait d’hériter de tant de millions. C’est en silence et sans plaisanteries de mauvais goût qu’ils se préparaient au jour fatal. Les fidèles n’espéraient plus qu’il vînt jamais, tant de fois Mme Verdurin en avait déjà fixé devant eux la date, toujours changée. Ces fausses résolutions avaient pour but, non seulement de faire ostentation de l’ennui que lui causait ce dîner, mais de tenir en haleine les membres du petit groupe qui habitaient dans le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher. Non que la Patronne devinât que le « grand jour » leur était aussi agréable qu’à elle-même, mais parce que, les ayant persuadés que ce dîner était pour elle la plus terrible des corvées, elle pouvait faire appel à leur dévouement. « Vous n’allez pas me laisser seule en tête à tête avec ces Chinois-là ! Il faut au contraire que nous soyons en nombre pour supporter l’ennui. Naturellement nous ne pourrons parler de rien de ce qui nous intéresse. Ce sera un mercredi de raté, que voulez-vous ! »

— En effet, répondit Brichot, en s’adressant à moi, je crois que Mme Verdurin, qui est très intelligente et apporte une grande coquetterie à l’élaboration de ses mercredis, ne tenait guère à recevoir ces hobereaux de grande lignée mais sans esprit. Elle n’a pu se résoudre à inviter la marquise douairière, mais s’est résignée au fils et à la belle-fille.

— Ah ! nous verrons la marquise de Cambremer ? dit Cottard avec un sourire où il crut devoir mettre de la paillardise et du marivaudage, bien qu’il ignorât si Mme de Cambremer était jolie ou non. Mais le titre de marquise éveillait en lui des images pres-