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politiquement, mais non pas mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dans l’art. D’ailleurs d’Indy, Debussy, n’étaient-ils pas « mal » dans l’Affaire ? « Pour ce qui est de l’Affaire, nous n’aurions qu’à les mettre à côté de Brichot, dit-elle (l’universitaire étant le seul des fidèles qui avait pris le parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dans l’estime de Mme Verdurin). On n’est pas obligé de parler éternellement de l’affaire Dreyfus. Non, la vérité, c’est que les Cambremer m’embêtent. » Quant aux fidèles, aussi excités par le désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer, que dupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disait éprouver à les recevoir, ils reprenaient chaque jour, en causant avec elle, les vils arguments qu’elle donnait elle-même en faveur de cette invitation, tâchaient de les rendre irrésistibles. « Décidez-vous une bonne fois, répétait Cottard, et vous aurez les concessions pour le loyer, ce sont eux qui paieront le jardinier, vous aurez la jouissance du pré. Tout cela vaut bien de s’ennuyer une soirée. Je n’en parle que pour vous », ajoutait-il, bien que le cœur lui eût battu une fois que, dans la voiture de Mme Verdurin, il avait croisé celle de la vieille Mme de Cambremer sur la route, et surtout qu’il fût humilié pour les employés du chemin de fer, quand, à la gare, il se trouvait près du marquis. De leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était même peut-être pas légitime-