Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en voyant le soleil descendre. Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l’aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leur voile et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir : scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du couchant, qui ne reposait pas, comme le soir, sur la suite des heures du jour que j’avais l’habitude de voir le précéder, déliée, interpolée, plus inconsistante encore que l’image horrible de Montjouvain qu’elle ne parvenait pas à annuler, à couvrir, à cacher — poétique et vaine image du souvenir et du songe. « Mais voyons, me dit ma mère, tu ne m’as dit aucun mal d’elle, tu m’as dit qu’elle t’ennuyait un peu, que tu étais content d’avoir renoncé à l’idée de l’épouser. Ce n’est pas une raison pour pleurer comme cela. Pense que ta maman part aujourd’hui et va être désolée de laisser son grand loup dans cet état-là. D’autant plus, pauvre petit, que je n’ai guère le temps de te consoler. Car mes affaires ont beau être prêtes, on n’a pas trop de temps un jour de départ. — Ce n’est pas cela. » Et alors, calculant l’avenir, pesant bien ma volonté, comprenant qu’une telle tendresse d’Albertine pour l’amie de Mlle Vinteuil, et pendant si longtemps, n’avait pu être innocente, qu’Albertine avait été initiée, et, autant que tous ses gestes me le montraient, était d’ailleurs née avec la prédisposition du vice que mes inquiétudes n’avaient que trop de fois pressenti, auquel elle n’avait jamais dû cesser de se livrer (auquel elle se livrait peut-être en ce moment, profitant d’un instant où je n’étais pas là), je dis à ma mère, sachant la peine que je lui faisais, qu’elle ne me montra pas et qui se trahit seulement chez elle par cet air de sérieuse préoccupation qu’elle avait quand elle comparait la gravité de me faire du chagrin ou de