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de lui les mêmes harmonies, les mêmes correspondances qui préparent le couchant. Ce fut en souriant que ma mère me signala à moi-même mon erreur, car il lui était doux d’avoir avec sa mère une telle ressemblance. « Je suis venue, me dit ma mère, parce qu’en dormant il me semblait entendre quelqu’un qui pleurait. Cela m’a réveillée. Mais comment se fait-il que tu ne sois pas couché ? Et tu as les yeux pleins de larmes. Qu’y a-t-il ? » Je pris sa tête dans mes bras : « Maman, voilà, j’ai peur que tu me croies bien changeant. Mais d’abord, hier je ne t’ai pas parlé très gentiment d’Albertine ; ce que je t’ai dit était injuste. — Mais qu’est-ce que cela peut faire ? » me dit ma mère, et, apercevant le soleil levant, elle sourit tristement en pensant à sa mère, et pour que je ne perdisse pas le fruit d’un spectacle que ma grand’mère regrettait que je ne contemplasse jamais, elle me montra la fenêtre. Mais derrière la plage de Balbec, la mer, le lever du soleil, que maman me montrait, je voyais, avec des mouvements de désespoir qui ne lui échappaient pas, la chambre de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place de l’amie de Mlle Vinteuil et disait avec des éclats de son rire voluptueux : « Eh bien ! si on nous voit, ce n’en sera que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher sur ce vieux singe ? » C’est cette scène que je voyais derrière celle qui s’étendait dans la fenêtre et qui n’était sur l’autre qu’un voile morne, superposé comme un reflet. Elle semblait elle-même, en effet, presque irréelle, comme une vue peinte. En face de nous, à la saillie de la falaise de Parville, le petit bois où nous avions joué au furet inclinait en pente jusqu’à la mer, sous le vernis encore tout doré de l’eau, le tableau de ses feuillages, comme à l’heure où souvent, à la fin du jour, quand j’étais allé y faire une sieste avec Albertine, nous nous étions levés