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Comme la vue est un sens trompeur, un corps humain, même aimé, comme était celui d’Albertine, nous semble, à quelques mètres, à quelques centimètres, distant de nous. Et l’âme qui est à lui de même. Seulement, que quelque chose change violemment la place de cette âme par rapport à nous, nous montre qu’elle aime d’autres êtres et pas nous, alors, aux battements de notre cœur disloqué, nous sentons que c’est, non pas à quelques pas de nous, mais en nous, qu’était la créature chérie. En nous, dans des régions plus ou moins superficielles. Mais les mots : « Cette amie, c’est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame, que j’eusse été incapable de trouver moi-même, qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de mon cœur déchiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, j’aurais pu chercher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la rouvrir.

Ces mots, j’avais cessé de les entendre un instant pendant qu’Albertine était auprès de moi tout à l’heure. En l’embrassant comme j’embrassais ma mère, à Combray, pour calmer mon angoisse, je croyais presque à l’innocence d’Albertine ou, du moins, je ne pensais pas avec continuité à la découverte que j’avais faite de son vice. Mais maintenant que j’étais seul, les mots retentissaient à nouveau, comme ces bruits intérieurs de l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un cesse de vous parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour moi. La lumière du soleil qui allait se lever, en modifiant les choses autour de moi, me fit prendre à nouveau, comme en me déplaçant un instant par rapport à elle, conscience plus cruelle encore de ma souffrance. Je n’avais jamais vu commencer une matinée si belle ni si douloureuse. En pensant à tous les paysages indifférents qui allaient s’illuminer et qui, la veille encore, ne m’eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans