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avais ouverts la première fois pour apercevoir les premiers contreforts de la mer (ces volets qu’Albertine me faisait fermer pour qu’on ne nous vît pas nous embrasser). Je prenais conscience de mes propres transformations en les confrontant à l’identité des choses. On s’habitue pourtant à elles comme aux personnes et quand, tout d’un coup, on se rappelle la signification différente qu’elles comportèrent, puis, quand elles eurent perdu toute signification, les événements bien différents de ceux d’aujourd’hui qu’elles encadrèrent, la diversité des actes joués sous le même plafond, entre les mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le cœur et dans la vie que cette diversité implique, semblent encore accrus par la permanence immuable du décor, renforcés par l’unité du lieu.

Deux ou trois fois, pendant un instant, j’eus l’idée que le monde où était cette chambre et ces bibliothèques, et dans lequel Albertine était si peu de chose, était peut-être un monde intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin quelque chose comme celui que donne la lecture d’un roman et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable et permanent et se prolongeant dans sa vie ; qu’il suffirait peut-être d’un petit mouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y rentrer en dépassant ma douleur comme un cerceau de papier qu’on crève, et ne plus me soucier davantage de ce qu’avait fait Albertine que nous ne nous soucions des actions de l’héroïne imaginaire d’un roman après que nous en avons fini la lecture. Au reste, les maîtresses que j’ai le plus aimées n’ont coïncidé jamais avec mon amour pour elles. Cet amour était vrai, puisque je subordonnais toutes choses à les voir, à les garder pour moi seul, puisque je sanglotais si, un soir, je les avais attendues. Mais elles avaient plutôt la propriété d’éveiller cet amour, de le porter à son