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Mais maman, devenue ma grand’mère, elle était incapable de rancune ; la vie de sa mère était pour elle comme une pure et innocente enfance où elle allait puiser ces souvenirs dont la douceur ou l’amertume réglait ses actions avec les uns et les autres. Ma tante aurait pu fournir à maman certains détails inestimables, mais maintenant elle les aurait difficilement, sa tante était tombée très malade (on disait d’un cancer), et elle se reprochait de ne pas être allée plus tôt pour tenir compagnie à mon père, n’y trouvait qu’une raison de plus de faire ce que sa mère aurait fait et, comme elle, allait, à l’anniversaire du père de ma grand’mère, lequel avait été si mauvais père, porter sur sa tombe des fleurs que ma grand’mère avait l’habitude d’y porter. Ainsi, auprès de la tombe qui allait s’entr’ouvrir, ma mère voulait-elle apporter les doux entretiens que ma tante n’était pas venue offrir à ma grand’mère. Pendant qu’elle serait à Combray, ma mère s’occuperait de certains travaux que ma grand’mère avait toujours désirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous la surveillance de sa fille. Aussi n’avaient-ils pas encore été commencés, maman ne voulant pas, en quittant Paris avant mon père, lui faire trop sentir le poids d’un deuil auquel il s’associait, mais qui ne pouvait pas l’affliger autant qu’elle. « Ah ! ça ne serait pas possible en ce moment, me répondit Albertine. D’ailleurs, quel besoin avez-vous de rentrer si vite à Paris, puisque cette dame est partie ? — Parce que je serai plus calme dans un endroit où je l’ai connue, plutôt qu’à Balbec qu’elle n’a jamais vu et que j’ai pris en horreur. » Albertine a-t-elle compris plus tard que cette autre femme n’existait pas, et que si, cette nuit-là, j’avais parfaitement voulu mourir, c’est parce qu’elle m’avait étourdiment révélé qu’elle était liée avec l’amie de Mlle Vinteuil ? C’est possible. Il y a des moments