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maman qui ne viendrait pas me dire bonsoir ; comme celle qui avait rempli, pour Swann, les maisons où Odette allait chercher en soirée d’inconcevables joies. Ce n’était plus comme vers un pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés, les carillons tristes, que je pensais maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite que j’aurais voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel. Cette ville était enfoncée dans mon cœur comme une pointe permanente. Laisser partir bientôt Albertine pour Cherbourg et Trieste me faisait horreur ; et même rester à Balbec. Car maintenant que la révélation de l’intimité de mon amie avec Mlle Vinteuil me devenait une quasi-certitude, il me semblait que, dans tous les moments où Albertine n’était pas avec moi (et il y avait des jours entiers où, à cause de sa tante, je ne pouvais pas la voir), elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d’autres. L’idée que ce soir même elle pourrait voir les cousines de Bloch me rendait fou. Aussi, après qu’elle m’eût dit que pendant quelques jours elle ne me quitterait pas, je lui répondis : « Mais c’est que je voudrais partir pour Paris. Ne partiriez-vous pas avec moi ? Et ne voudriez-vous pas venir habiter un peu avec nous à Paris ? » À tout prix il fallait l’empêcher d’être seule, au moins quelques jours, la garder près de moi pour être sûr qu’elle ne pût voir l’amie de Mlle Vinteuil. Ce serait, en réalité, habiter seule avec moi, car ma mère, profitant d’un voyage d’inspection qu’allait faire mon père, s’était prescrit comme un devoir d’obéir à une volonté de ma grand’mère qui désirait qu’elle allât quelques jours à Combray auprès d’une de ses sœurs. Maman n’aimait pas sa tante parce qu’elle n’avait pas été pour grand’mère, si tendre pour elle, la sœur qu’elle aurait dû. Ainsi, devenus grands, les enfants se rappellent avec rancune ceux qui ont été mauvais pour eux.