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sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement. Dans bien des moments de notre vie nous troquerions tout l’avenir contre un pouvoir en soi-même insignifiant. J’aurais jadis renoncé à tous les avantages de la vie pour connaître Mme Blatin, parce qu’elle était une amie de Mme Swann. Aujourd’hui, pour qu’Albertine n’allât pas à Trieste, j’aurais supporté toutes les souffrances, et si c’eût été insuffisant, je lui en aurais infligé, je l’aurais isolée, enfermée, je lui eusse pris le peu d’argent qu’elle avait pour que le dénuement l’empêchât matériellement de faire le voyage. Comme jadis quand je voulais aller à Balbec, ce qui me poussait à partir c’était le désir d’une église persane, d’une tempête à l’aube, ce qui maintenant me déchirait le cœur en pensant qu’Albertine irait peut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit de Noël avec l’amie de Mlle Vinteuil : car l’imagination, quand elle change de nature et se tourne en sensibilité, ne dispose pas pour cela d’un nombre plus grand d’images simultanées. On m’aurait dit qu’elle ne se trouvait pas en ce moment à Cherbourg ou à Trieste, qu’elle ne pourrait pas voir Albertine, comme j’aurais pleuré de douceur et de joie ! Comme ma vie et son avenir eussent changé ! Et pourtant je savais bien que cette localisation de ma jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d’autres. D’ailleurs, peut-être même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient pu la voir ailleurs, n’auraient pas tant torturé mon cœur. C’était de Trieste, de ce monde inconnu où je sentais que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à ma chambre de Combray, de la salle à manger où j’entendais causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes,