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« Je ne vous quitte plus, je vais rester tout le temps ici. » Elle m’offrait justement — et elle seule pouvait me l’offrir — l’unique remède contre le poison qui me brûlait, homogène à lui d’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux étaient également dérivés d’Albertine. En ce moment Albertine — mon mal — se relâchant de me causer des souffrances, me laissait — elle, Albertine remède — attendri comme un convalescent. Mais je pensais qu’elle allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce que je voulais avant tout, c’était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher de l’emmener à Paris. Certes, de Paris, plus facilement encore que de Balbec, elle pourrait, si elle le voulait, aller à Trieste, mais à Paris nous verrions ; peut-être je pourrais demander à Mme de Guermantes d’agir indirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’elle ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez le prince de… que j’avais rencontré chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, les empêcher de se joindre. Certes, j’aurais pu me dire qu’à Paris, si Albertine avait ces goûts, elle trouverait bien d’autres personnes avec qui les assouvir. Mais chaque mouvement de jalousie est particulier et porte la marque de la créature — pour cette fois-ci l’amie de Mlle Vinteuil — qui l’a suscité. C’était l’amie de Mlle Vinteuil qui restait ma grande préoccupation. La passion mystérieuse avec laquelle j’avais pensé autrefois à l’Autriche parce que c’était le pays d’où venait Albertine (son oncle y avait été conseiller d’ambassade), que sa singularité géographique, la race qui l’habitait, ses monuments, ses paysages, je pouvais les considérer ainsi que dans un atlas, comme