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ment soupçonné depuis longtemps d’Albertine, ce que mon instinct dégageait de tout son être, et ce que mes raisonnements dirigés par mon désir m’avaient peu à peu fait nier, c’était vrai ! Derrière Albertine je ne voyais plus les montagnes bleues de la mer, mais la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance. Car, jolie comme était Albertine, comment Mlle Vinteuil, avec les goûts qu’elle avait, ne lui eût-elle pas demandé de les satisfaire ? Et la preuve qu’Albertine n’en avait pas été choquée et avait consenti, c’est qu’elles ne s’étaient pas brouillées, mais que leur intimité n’avait pas cessé de grandir. Et ce mouvement gracieux d’Albertine posant son menton sur l’épaule de Rosemonde, la regardant en souriant et lui posant un baiser dans le cou, ce mouvement qui m’avait rappelé Mlle Vinteuil et pour l’interprétation duquel j’avais hésité pourtant à admettre qu’une même ligne tracée par un geste résultât forcément d’un même penchant, qui sait si Albertine ne l’avait pas tout simplement appris de Mlle Vinteuil ? Peu à peu le ciel éteint s’allumait. Moi qui ne m’étais jusqu’ici jamais éveillé sans sourire aux choses les plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre du vent, je sentis que le jour qui allait se lever dans un instant, et tous les jours qui viendraient ensuite ne m’apporteraient plus jamais l’espérance d’un bonheur inconnu, mais le prolongement de mon martyre. Je tenais encore à la vie ; je savais que je n’avais plus rien que de cruel à en attendre. Je courus à l’ascenseur, malgré l’heure indue, sonner le lift qui faisait fonction de veilleur de nuit, et je lui demandai d’aller à la chambre d’Albertine, lui dire que j’avais quelque chose d’important à lui communiquer, si elle pourrait me recevoir. « Mademoiselle aime mieux