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la causette avec nous que j’ai toujours soupçonnés ne s’être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui était dévolu, avait contracté quelque amabilité humaine ; patient, d’un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu’on voulait les retardataires, et, même une fois parti, s’arrêtait pour recueillir ceux qui lui faisaient signe ; ils couraient alors après lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu’ils le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n’usait que d’une sage lenteur. Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières ! Pour moi, même après l’avoir connu et m’être éveillé de mon rêve, combien il était resté longtemps, dans ce nom, des rues agréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succulentes volailles ! Doncières ! Maintenant ce n’était plus que la station où montait Morel : Égleville (Aquilœvilla), celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff ; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec moi, n’ayant, par un raidillon, guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville (Paterni villa). Non seulement je n’éprouvais plus la crainte anxieuse d’isolement qui m’avait étreint le premier soir, mais je n’avais plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette