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dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. » Je répondis : « Non, l’air ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et après, sans se déranger de sa place : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descendit d’un saut. Le lendemain, je demandai à Albertine qui cela pouvait être. Car, stupidement, croyant qu’on ne peut aimer qu’une chose, jaloux de l’attitude d’Albertine à l’égard de Robert, j’étais rassuré quant aux femmes. Albertine me dit, je crois très sincèrement, qu’elle ne savait pas. « Je voudrais tant la retrouver, m’écriai-je. — Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours », répondit Albertine. Dans le cas particulier elle se trompait ; je n’ai jamais retrouvé ni identifié la belle fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendant longtemps, je dus cesser de la chercher. Mais je ne l’ai pas oubliée. Il m’arrive souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela jusqu’au jour imprévu et triste comme une nuit d’hiver, où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assez d’attraits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas, bien entendu, qu’on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c’est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu’on garde. Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut sortir, ni parler. Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est une réussite comme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans