Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’y avait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu’« il y avait à voir » ; c’était au point que parfois, un peu étourdi par le nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui demandait s’il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n’en être plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris avec ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me conseillait les « nouveautés » à aller voir (« Cela en vaut la peine »), ne les considérant, du reste, qu’au point de vue de la bonne soirée qu’elles font passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu’à ne pas se douter qu’elles pouvaient en effet constituer parfois une « nouveauté » dans l’histoire de l’art. C’est ainsi que, parlant de tout sur le même plan, il nous disait : « Nous sommes allés une fois à l’Opéra-Comique, mais le spectacle n’est pas fameux. Cela s’appelle Pelléas et Mélisande. C’est insignifiant. Périer joue toujours bien, mais il vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase on donne La Châtelaine. Nous y sommes retournés deux fois ; ne manquez pas d’y aller, cela mérite d’être vu ; et puis c’est joué à ravir ; vous avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils » ; il me citait même des noms d’acteurs que je n’avais jamais entendu prononcer, et sans les faire précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût fait le duc de Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement méprisant des « chansons de Mademoiselle Yvette Guilbert » et des « expériences de Monsieur Charcot ». M. de Chevrigny n’en usait pas ainsi, il disait Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez lui, à l’égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le désir de se montrer dédaigneux qu’avait l’aristocrate était vaincu par celui de paraître familier qu’avait le provincial.