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privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand je l’invitais à dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui doivent l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de la glace. Avant le dîner et après, il indiquait la date ou le numéro qu’il voulait pour un porto ou une fine, comme il eût fait pour l’érection, généralement ignorée, d’un marquisat, mais qu’il connaissait aussi bien.

Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je donnasse de ces dîners extras et criait aux garçons : « Vite, dressez la table 25 », il ne disait même pas « dressez », mais « dressez-moi », comme si ç’avait été pour lui. Et comme le langage des maîtres d’hôtel n’est pas tout à fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au moment où je demandais l’addition, il disait au garçon qui nous avait servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main, comme s’il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents : « N’allez pas trop fort (pour l’addition), allez doucement, très doucement. » Puis, comme le garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que ses recommandations ne fussent pas exactement suivies, le rappelait : « Attendez, je vais chiffrer moi-même. » Et comme je lui disais que cela ne faisait rien : « J’ai pour principe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pas estamper le client. » Quant au directeur, comme les vêtements de mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés (et pourtant personne n’eût si bien pratiqué l’art de s’habiller fastueusement, comme un élégant de Balzac, s’il en avait eu les moyens), il se contentait, à cause de moi, d’inspecter de loin si tout allait bien, et d’un regard, de faire mettre une cale sous un pied de la table qui n’était pas d’a-