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Œdipe ? caca. Tout au plus prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les Arènes de Nîmes. Mais qu’est-ce que c’est à côté de cette chose inouïe, voir batailler le propre descendant du Connétable ? » Et à cette seule pensée, M. de Charlus, ne se tenant pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui, rappelant Molière, nous firent rapprocher prudemment de nous nos bocks, et craindre que les premiers croisements de fer blessassent les adversaires, le médecin et les témoins. « Quel spectacle tentant ce serait pour un peintre ! Vous qui connaissez M. Elstir, me dit-il, vous devriez l’amener. » Je répondis qu’il n’était pas sur la côte. M. de Charlus m’insinua qu’on pourrait lui télégraphier. « Oh ! je dis cela pour lui, ajouta-t-il devant mon silence. C’est toujours intéressant pour un maître — à mon avis il en est un — de fixer un exemple de pareille reviviscence ethnique. Et il n’y en a peut-être pas un par siècle. »

Mais si M. de Charlus s’enchantait à la pensée d’un combat qu’il avait cru d’abord tout fictif, Morel pensait avec terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment, pouvaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter jusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendre proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire, qu’il ferait remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup,