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en résulter pour vous allaient exciter des jalousies ? que tous vos camarades, pendant qu’ils vous excitaient à vous brouiller avec moi, allaient travailler à prendre votre place ? Je n’ai pas cru devoir vous avertir des lettres que j’ai reçues à cet égard de tous ceux à qui vous vous fiez le plus. Je dédaigne autant les avances de ces larbins que leurs inopérantes moqueries. La seule personne dont je me soucie, c’est vous parce que je vous aime bien, mais l’affection a des bornes et vous auriez dû vous en douter. » Si dur que le mot de « larbin » pût être aux oreilles de Morel, dont le père l’avait été, mais justement parce que son père l’avait été, l’explication de toutes les mésaventures sociales par la « jalousie », explication simpliste et absurde, mais inusable et qui, dans une certaine classe, « prend » toujours d’une façon aussi infaillible que les vieux trucs auprès du public des théâtres, ou la menace du péril clérical dans les assemblées, trouvait chez lui une créance presque aussi forte que chez Françoise ou les domestiques de Mme de Guermantes, pour qui c’était la seule cause des malheurs de l’humanité. Il ne douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d’ailleurs imaginaire. « Oh ! quel désespoir, s’écria Charlie. Je n’y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir avant d’aller trouver cet officier ? — Je ne sais pas, je pense que si. J’ai fait dire à l’un d’eux que je resterais ici ce soir, et je lui donnerai mes instructions. — J’espère d’ici sa venue vous faire entendre raison ; permettez-moi seulement de rester auprès de vous », lui demanda tendrement Morel. C’était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. « Vous auriez tort d’appliquer ici le « qui aime bien châtie bien » du proverbe, car c’est vous que j’aimais bien, et j’entends châtier, même après notre brouille, ceux qui