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« Que venez-vous faire ici ? lui dit-il. Et vous ? ajouta-t-il en me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne pas le ramener. — Il ne voulait pas me ramener, dit Morel (en roulant vers M. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie, des regards conventionnellement tristes et langoureusement démodés, avec un air, jugé sans doute irrésistible, de vouloir embrasser le baron et d’avoir envie de pleurer), c’est moi qui suis venu malgré lui. Je viens au nom de notre amitié pour vous supplier à deux genoux de ne pas faire cette folie. » M. de Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses nerfs ; malgré cela il en resta le maître. « L’amitié, que vous invoquez assez inopportunément, répondit-il d’un ton sec, devrait au contraire me faire approuver de vous quand je ne crois pas devoir laisser passer les impertinences d’un sot. D’ailleurs, si je voulais obéir aux prières d’une affection que j’ai connue mieux inspirée, je n’en aurais plus le pouvoir, mes lettres pour mes témoins sont parties et je ne doute pas de leur acceptation. Vous avez toujours agi avec moi comme un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir, comme vous en aviez le droit, de la prédilection que je vous avais marquée, au lieu de faire comprendre à la tourbe d’adjudants ou de domestiques au milieu desquels la loi militaire vous force de vivre quel motif d’incomparable fierté était pour vous une amitié comme la mienne, vous avez cherché à vous excuser, presque à vous faire un mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant. Je sais qu’en cela, ajouta-t-il, pour ne pas laisser voir combien certaines scènes l’avaient humilié, vous n’êtes coupable que de vous être laissé mener par la jalousie des autres. Mais comment, à votre âge, êtes-vous assez enfant (et enfant assez mal élevé) pour n’avoir pas deviné tout de suite que votre élection par moi et tous les avantages qui devaient