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possible, il était accouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur demander d’être ses témoins. Et si le violoniste n’était pas venu, il est certain que, fou comme était M. de Charlus (et pour changer sa tristesse en fureur), il les eût envoyés au hasard à un officier quelconque, avec lequel ce lui eût été un soulagement de se battre. Pendant ce temps, M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eût pas daigné fréquenter le maître. D’autre part, s’il ne se plaisait plus guère que dans la fréquentation de la crapule, la profonde habitude qu’a celle-ci de ne pas répondre à une lettre, de manquer à un rendez-vous sans prévenir, sans s’excuser après, lui donnait, comme il s’agissait souvent d’amours, tant d’émotions et, le reste du temps, lui causait tant d’agacement, de gêne et de rage, qu’il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusement indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos. Habitué aux façons de Morel et sachant combien il avait peu de prise sur lui et était incapable de s’insinuer dans une vie où des camaraderies vulgaires, mais consacrées par l’habitude, prenaient trop de place et de temps pour qu’on gardât une heure au grand seigneur évincé, orgueilleux et vainement implorant, M. de Charlus était tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais, se sentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages qu’il pouvait.