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À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princesse de Cadignan, M. de Charlus, j’avais bien senti que cette nouvelle ne le faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine assez indifférente. Il tomba dans une songerie profonde, et comme se parlant à soi-même : « Les Secrets de la princesse de Cadignan ! s’écria-t-il, quel chef-d’œuvre ! comme c’est profond, comme c’est douloureux, cette mauvaise réputation de Diane qui craint tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne ! Quelle vérité éternelle, et plus générale que cela n’en a l’air ! comme cela va loin ! » M. de Charlus prononça ces mots avec une tristesse qu’on sentait pourtant qu’il ne trouvait pas sans charme. Certes M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues, tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu à Paris et qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-ci n’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cette éventualité ne lui était probablement apparue jusqu’ici que comme quelque chose de profondément désagréable et pénible. Mais le baron était fort artiste. Et maintenant que depuis un instant il confondait sa situation avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en quelque sorte dans la nouvelle, et à l’infortune qui le menaçait peut-être, et ne laissait pas en tout cas de l’effrayer, il avait cette consolation de trouver, dans sa propre anxiété, ce que Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelque chose de « très balzacien ». Cette identification à la princesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait déjà donné divers exemples. Elle suffisait, d’ailleurs, pour que le seul remplacement de la femme, comme objet aimé, par un jeune homme, déclanchât aussitôt autour de celui-ci tout le processus de complications sociales