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rencontrent, ne peuvent se priver de lever la tête avant de retomber sous la férule de leur précepteur.

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans Splendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne. On comptait bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était déjà Doncières, où Morel nous rejoignait. Devant lui, M. de Charlus surveillait soigneusement sa conversation, et quand Ski voulut le ramener à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un père qui entendrait dire des indécences devant sa fille. Ski ayant mis quelque entêtement à poursuivre, M. de Charlus, les yeux hors de la tête, élevant la voix, dit d’un ton significatif, en montrant Albertine qui pourtant ne pouvait nous entendre, occupée à causer avec Mme Cottard et la princesse Sherbatoff, et sur le ton à double sens de quelqu’un qui veut donner une leçon à des gens mal élevés : « Je crois qu’il serait temps de parler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais je compris bien que, pour lui, la jeune fille était non pas Albertine, mais Morel ; il témoigna, du reste, plus tard de l’exactitude de mon interprétation par les expressions dont il se servit quand il demanda qu’on n’eût plus de ces conversations devant Morel. « Vous savez, me dit-il, en parlant du violoniste, qu’il n’est pas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit très honnête, qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant