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Charlus et de Morel comme il eût fait d’un homme et de sa maîtresse : « Est-ce qu’il y a longtemps qu’ils sont ensemble ? » Mais trop homme du monde pour en laisser rien voir aux intéressés, prêt, si parmi les camarades de Morel il s’était produit quelques commérages, à les réprimer et à rassurer Morel en lui disant paternellement : « On dit cela de tout le monde aujourd’hui », il ne cessa de combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais naturelles, incapable de supposer chez l’illustre maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait en l’absence de M. de Charlus, les « à peu près » sur Morel, personne n’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. Et pourtant cette simple situation suffit à montrer que même cette chose universellement décriée, qui ne trouverait nulle part un défenseur : « le potin », lui aussi, soit qu’il ait pour objet nous-même et nous devienne ainsi particulièrement désagréable, soit qu’il nous apprenne sur un tiers quelque chose que nous ignorions, a sa valeur psychologique. Il empêche l’esprit de s’endormir sur la vue factice qu’il a de ce qu’il croit les choses et qui n’est que leur apparence. Il retourne celle-ci avec la dextérité magique d’un philosophe idéaliste et nous présente rapidement un coin insoupçonné du revers de l’étoffe. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente : « Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de moi ? tu oublies donc que je suis une femme ! » Et pourtant elle avait un attachement véritable, profond, pour M. de Charlus. Comment alors s’étonner que, pour les Verdurin, sur l’affection et la bonté desquels il n’avait aucun droit de compter, les propos qu’ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on le verra, des propos) fussent si différents de ce qu’il les imaginait être, c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il entendait quand il était là ? Ceux-là