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la migraine. Je ne comprenais rien à mon crime. Quand je dis au revoir à la princesse, le sourire habituel n’éclaira pas son visage, un salut sec abaissa son menton, elle ne me tendit même pas la main et ne m’a jamais reparlé depuis. Mais elle dut parler — je ne sais pas pour dire quoi — aux Verdurin, car dès que je demandais à ceux-ci si je ne ferais pas bien de faire une politesse à la princesse Sherbatoff, tous en chœur se précipitaient : « Non ! Non ! Non ! Surtout pas ! Elle n’aime pas les amabilités ! » On ne le faisait pas pour me brouiller avec elle, mais elle avait réussi à faire croire qu’elle était insensible aux prévenances, une âme inaccessible aux vanités de ce monde. Il faut avoir vu l’homme politique qui passe pour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inapprochable depuis qu’il est au pouvoir ; il faut l’avoir vu au temps de sa disgrâce, mendier timidement, avec un sourire brillant d’amoureux, le salut hautain d’un journaliste quelconque ; il faut avoir vu le redressement de Cottard (que ses nouveaux malades prenaient pour une barre de fer), et savoir de quels dépits amoureux, de quels échecs de snobisme étaient faits l’apparente hauteur, l’anti-snobisme universellement admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle — qui comporte des exceptions naturellement — est que les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.

Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesse Sherbatoff. Son cas est si fréquent ! Un jour, à l’enterrement d’un Guermantes, un homme remarquable placé à côté de moi me montra un Monsieur élancé et pourvu d’une jolie figure. « De tous les Guermantes, me dit mon voisin, celui-là est le plus inouï, le plus singulier. C’est le frère du duc. »