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décidé à aller « en garçon » chez les Verdurin, si l’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant qu’il lui fit monter d’un seul trait les pentes qui mènent à la Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était sortie. Mme Verdurin, du reste, n’était pas certaine que lui et M. de Charlus fussent du même monde. Le baron avait bien dit que le duc de Guermantes était son frère, mais c’était peut-être le mensonge d’un aventurier. Si élégant se fût-il montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin, la Patronne hésitait presque à l’inviter avec le prince de Guermantes. Elle consulta Ski et Brichot : « Le baron et le prince de Guermantes, est-ce que ça marche ? — Mon Dieu, Madame, pour l’un des deux je crois pouvoir le dire. — Mais l’un des deux, qu’est-ce que ça peut me faire ? avait repris Mme Verdurin irritée. Je vous demande s’ils marchent ensemble ? — Ah ! Madame, voilà des choses qui sont bien difficiles à savoir. » Mme Verdurin n’y mettait aucune malice. Elle était certaine des mœurs du baron, mais quand elle s’exprimait ainsi elle n’y pensait nullement, mais seulement à savoir si on pouvait inviter ensemble le prince et M. de Charlus, si cela corderait. Elle ne mettait aucune intention malveillante dans l’emploi de ces expressions toutes faites et que les « petits clans » artistiques favorisent. Pour se parer de M. de Guermantes, elle voulait l’emmener, l’après-midi qui suivrait le déjeuner, à une fête de charité et où des marins de la côte figureraient un appareillage. Mais n’ayant pas le temps de s’occuper de tout, elle délégua ses fonctions au fidèle des fidèles, au baron. « Vous comprenez, il ne faut pas qu’ils restent immobiles comme des moules, il faut qu’ils aillent, qu’ils viennent, qu’on voie le branle-bas, je ne sais pas le nom de tout ça. Mais vous, qui allez souvent au port de Balbec-Plage, vous pourriez bien faire faire une répétition sans vous fatiguer. Vous devez