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qu’il ne connaissait pas. Ayant deviné la première fois l’hésitation de Cottard, si, au grand étonnement des fidèles qui ne se croyaient pas aperçus encore par le liseur aux yeux baissés, il leur tendit la main quand ils furent à distance convenable, il se contenta d’une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement redressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suède la main que le docteur lui avait tendue. « Nous avons tenu absolument à faire route avec vous, Monsieur, et à ne pas vous laisser comme cela seul dans votre petit coin. C’est un grand plaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au baron. — Je suis très honoré, récita le baron en s’inclinant d’un air froid. — J’ai été très heureuse d’apprendre que vous aviez définitivement choisi ce pays pour y fixer vos tabern… » Elle allait dire tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque et désobligeant pour un juif, qui pourrait y voir une allusion. Aussi se reprit-elle pour choisir une autre des expressions qui lui étaient familières, c’est-à-dire une expression solennelle : « pour y fixer, je voulais dire « vos pénates » (il est vrai que ces divinités n’appartiennent pas à la religion chrétienne non plus, mais à une qui est morte depuis si longtemps qu’elle n’a plus d’adeptes qu’on puisse craindre de froisser). « Nous, malheureusement, avec la rentrée des classes, le service d’hôpital du docteur, nous ne pouvons jamais bien longtemps élire domicile dans un même endroit. » Et lui montrant un carton : « oyez d’ailleurs comme nous autres femmes nous sommes moins heureuses que le sexe fort ; pour aller aussi près que chez nos amis Verdurin nous sommes obligées d’emporter avec nous toute une gamme d’impedimenta. » Moi je regardais pendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n’était pas un exemplaire broché, acheté au hasard, comme le volume de Bergotte qu’il m’avait prêté la première année.