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pas son but à lui-même, qu’on n’y cherchait nullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion vers laquelle on se rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifié par toute l’atmosphère qui l’entourait. Il faisait déjà nuit maintenant quand j’échangeais la chaleur de l’hôtel — de l’hôtel devenu mon foyer — pour le wagon où nous montions avec Albertine et où le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait, à certains arrêts du petit train poussif, qu’on était arrivé à une gare. Pour ne pas risquer que Cottard ne nous aperçût pas, et n’ayant pas entendu crier la station, j’ouvrais la portière, mais ce qui se précipitait dans le wagon, ce n’était pas les fidèles, mais le vent, la pluie, le froid. Dans l’obscurité je distinguais les champs, j’entendais la mer, nous étions en rase campagne. Albertine, avant que nous rejoignions le petit noyau, se regardait dans un petit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elle emportait avec elle. En effet, les premières fois, Mme Verdurin l’ayant fait monter dans son cabinet de toilette pour qu’elle s’arrangeât avant le dîner, j’avais, au sein du calme profond où je vivais depuis quelque temps, éprouvé un petit mouvement d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser Albertine au pied de l’escalier, et je m’étais senti si anxieux pendant que j’étais seul au salon, au milieu du petit clan, et me demandais ce que mon amie faisait en haut, que j’avais le lendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications à M. de Charlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chez Cartier un nécessaire qui était la joie d’Albertine et aussi la mienne. Il était pour moi un gage de calme et aussi de la sollicitude de mon amie. Car elle avait certainement deviné que je n’aimais pas qu’elle restât sans moi chez Mme Verdurin et s’arrangeait à faire en wagon toute la toilette préalable au dîner.