Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait un chauffeur d’automobile dîner avec moi dans la salle à manger, elle n’était pas absolument contente et me disait : « Il me semble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu’un mécanicien », comme elle aurait dit, s’il se fût agi de mariage : « Tu pourrais trouver mieux comme parti. » Le chauffeur (heureusement je ne songeai jamais à inviter celui-là) était venu me dire que la Compagnie d’autos qui l’avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain. Cette raison, d’autant plus que le chauffeur était charmant et s’exprimait si simplement qu’on eût toujours dit paroles d’évangile, nous sembla devoir être conforme à la vérité. Elle ne l’était qu’à demi. Il n’y avait en effet plus rien à faire à Balbec. Et en tout cas, la Compagnie, n’ayant qu’à demi confiance dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue de consécration, désirait qu’il revînt au plus vite à Paris. Et en effet, si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement la multiplication des kilomètres quand il les comptait à M. de Charlus, en revanche, dès qu’il s’agissait de rendre compte à sa Compagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait gagné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit qu’elle était volée, trouvait dans l’une et l’autre hypothèse que le mieux était de le rappeler à Paris, où on ne faisait d’ailleurs pas grand’chose. Le désir du chauffeur était d’éviter, si possible, la morte-saison. J’ai dit — ce que j’ignorais alors et ce dont la connaissance m’eût évité bien des chagrins — qu’il était très lié (sans qu’ils eussent jamais l’air de se connaître devant les autres) avec Morel. À partir du jour où il fut rappelé, sans savoir encore qu’il avait un moyen de ne pas partir, nous dûmes nous contenter pour nos promenades