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couteau commençait à écorcer dans le ciel. Quelquefois aussi, c’était moi qui allais chercher mon amie, un peu plus tard ; alors elle devait m’attendre devant les arcades du marché, à Maineville. Aux premiers moments je ne la distinguais pas ; je m’inquiétais déjà qu’elle ne dût pas venir, qu’elle eût mal compris. Alors je la voyais, dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de moi dans la voiture avec le bond léger plus d’un jeune animal que d’une jeune fille. Et c’est comme une chienne encore qu’elle commençait aussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me disait le directeur de l’hôtel, le ciel était tout parcheminé d’étoiles, si nous n’allions pas nous promener en forêt avec une bouteille de Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais qui n’auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous nous étendions en contrebas des dunes ; ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles que j’avais vu passer la première fois devant l’horizon du flot, je le tenais serré contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant ; et nous l’écoutions sans nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sa respiration, assez longtemps suspendue pour qu’on crût le reflux arrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur qu’on ne nous vît ; n’ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec moi jusqu’à Balbec, d’où je la ramenais une dernière fois à Parville ; les chauffeurs de ces premiers temps de l’automobile étaient des gens qui se couchaient à n’importe quelle heure. Et de fait, je ne rentrais à Balbec qu’avec la