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nécessaire, quand, par ces paroles de maman, elle se trouva menacée. Je dis à ma mère que ses paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision qu’elles demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la semaine. Maman se mit à rire (pour ne pas m’attrister) de l’effet qu’avaient produit instantanément ses conseils, et me promit de ne pas m’en reparler pour ne pas empêcher que renaquît ma bonne intention. Mais depuis la mort de ma grand’mère, chaque fois que maman se laissait aller à rire, le rire commencé s’arrêtait net et s’achevait sur une expression presque sanglotante de souffrance, soit par le remords d’avoir pu un instant oublier, soit par la recrudescence dont cet oubli si bref avait ravivé encore sa cruelle préoccupation. Mais à celle que lui causait le souvenir de ma grand’mère, installé en ma mère comme une idée fixe, je sentis que cette fois s’en ajoutait une autre, qui avait trait à moi, à ce que ma mère redoutait des suites de mon intimité avec Albertine ; intimité qu’elle n’osa pourtant pas entraver à cause de ce que je venais de lui dire. Mais elle ne parut pas persuadée que je ne me trompais pas. Elle se rappelait pendant combien d’années ma grand’mère et elle ne m’avaient plus parlé de mon travail et d’une règle de vie plus hygiénique que, disais-je, l’agitation où me mettaient leurs exhortations m’empêchait seule de commencer, et que, malgré leur silence obéissant, je n’avais pas poursuivie. Après le dîner l’auto ramenait Albertine ; il faisait encore un peu jour ; l’air était moins chaud, mais, après une brûlante journée, nous rêvions tous deux de fraîcheurs inconnues ; alors à nos yeux enfiévrés la lune toute étroite parut d’abord (telle le soir où j’étais allé chez la princesse de Guermantes et où Albertine m’avait téléphoné) comme la légère et mince pelure, puis comme le frais quartier d’un fruit qu’un invisible