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le soleil n’atteint pas. D’autre part, et dès nos premières visites à Elstir, m’étant rendu compte qu’elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certain confort dont son manque d’argent la privait, je m’étais entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt nous chercher. Pour avoir moins chaud nous prenions par la forêt de Chantepie. L’invisibilité des innombrables oiseaux, quelques-uns à demi marins, qui s’y répondaient à côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu’on a les yeux fermés. À côté d’Albertine, enchaîné par ses bras au fond de la voiture, j’écoutais ces Océanides. Et quand par hasard j’apercevais l’un de ces musiciens qui passaient d’une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ses chants que je ne croyais pas voir la cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant, humble, étonné et sans regard. La voiture ne pouvait pas nous conduire jusqu’à l’église. Je la faisais arrêter au sortir de Quetteholme et je disais au revoir à Albertine. Car elle m’avait effrayé en me disant de cette église comme d’autres monuments, de certains tableaux : « Quel plaisir ce serait de voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là, je ne me sentais pas capable de le donner. Je n’en ressentais devant les belles choses que si j’étais seul, ou feignais de l’être et me taisais. Mais puisqu’elle avait cru pouvoir éprouver, grâce à moi, des sensations d’art qui ne se communiquent pas ainsi, je trouvais plus prudent de lui dire que je la quittais, viendrais la rechercher à la fin de la journée, mais que d’ici là il fallait que je retournasse avec la voiture faire une visite à Mme Verdurin ou aux Cambremer, ou même passer une heure avec maman à Balbec, mais jamais plus loin. Du moins, les premiers temps. Car Albertine m’ayant une fois dit par caprice : « C’est ennuyeux que la nature ait si mal fait les choses et qu’elle ait mis