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j’aurais été trop heureux d’obéir à la prière du mort (car je crois à la communion des saints et à leur velléité d’intervention dans le destin des vivants), d’agir avec vous comme avec lui, qui avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel que je consacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque je l’aimais comme un fils. Vous en avez décidé autrement. À ma demande que vous me rapportiez un livre, vous avez fait répondre que vous aviez à sortir. Et ce matin, quand je vous ai fait demander de venir à ma voiture, vous m’avez, si je peux parler ainsi sans sacrilège, renié pour la troisième fois. Vous m’excuserez de ne pas mettre dans cette enveloppe les pourboires élevés que je comptais vous donner à Balbec et auxquels il me serait trop pénible de m’en tenir à l’égard de quelqu’un avec qui j’avais cru un moment tout partager. Tout au plus pourriez-vous m’éviter de faire auprès de vous, dans votre restaurant, une quatrième tentative inutile et jusqu’à laquelle ma patience n’ira pas. (Et ici M. de Charlus donnait son adresse, l’indication des heures où on le trouverait, etc…) Adieu, Monsieur. Comme je crois que, ressemblant tant à l’ami que j’ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide, sans quoi la physiognomonie serait une science fausse, je suis persuadé qu’un jour, si vous repensez à cet incident, ce ne sera pas sans éprouver quelque regret et quelque remords. Pour ma part, croyez que bien sincèrement je n’en garde aucune amertume. J’aurais mieux aimé que nous nous quittions sur un moins mauvais souvenir que cette troisième démarche inutile. Elle sera vite oubliée. Nous sommes comme ces vaisseaux que vous avez dû apercevoir parfois de Balbec, qui se sont croisés un moment ; il eût pu y avoir avantage pour chacun d’eux à stopper ; mais l’un a jugé différemment ; bientôt ils ne s’apercevront même plus à l’horizon, et la ren-