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que vous écoutiez les quelques explications que vous ne me demandiez pas mais que je croyais de ma dignité et de la vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici ce qu’il eût été plus aisé de vous dire de vive voix. Je ne vous cacherai pas que, la première fois que je vous ai vu à Balbec, votre figure m’a été franchement antipathique. » Suivaient alors des réflexions sur la ressemblance — remarquée le second jour seulement — avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. « J’avais eu alors un moment l’idée que vous pouviez, sans gêner en rien votre profession, venir, en faisant avec moi les parties de cartes avec lesquelles sa gaieté savait dissiper ma tristesse, me donner l’illusion qu’il n’était pas mort. Quelle que soit la nature des suppositions plus ou moins sottes que vous avez probablement faites et plus à la portée d’un serviteur (qui ne mérite même pas ce nom puisque il n’a pas voulu servir) que la compréhension d’un sentiment si élevé, vous avez probablement cru vous donner de l’importance, ignorant qui j’étais et ce que j’étais, en me faisant répondre, quand je vous faisais demander un livre, que vous étiez couché ; or c’est une erreur de croire qu’un mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtes d’ailleurs entièrement dépourvu. J’aurais brisé là si par hasard, le lendemain matin, je ne vous avais pu parler. Votre ressemblance avec mon pauvre ami s’accentua tellement, faisant disparaître jusqu’à la forme insupportable de votre menton proéminent, que je compris que c’était le défunt qui à ce moment vous prêtait de son expression si bonne afin de vous permettre de me ressaisir, et de vous empêcher de manquer la chance unique qui s’offrait à vous. En effet, quoique je ne veuille pas, puisque tout cela n’a plus d’objet et que je n’aurai plus l’occasion de vous rencontrer en cette vie, mêler à tout cela de brutales questions d’intérêt,